Les innovations qui perturbent des systèmes complexes ont souvent des conséquences non voulues. Dans le cas de l’investissement dans les sociétés émergentes (une stratégie pour laquelle Tiger Global, Coatue Management, Altimer Capital et d’autres ont été des pionnières), la conséquence non voulue est une déstabilisation des valorisations sur les marchés privés et l’introduction d’une inflation sans précédent ayant accru la volatilité des sociétés de capital-risque à un stade avancé de développement.
L’investissement dans les sociétés émergentes (une tendance en hausse depuis 2019) constitue une innovation fondamentale dans le monde du capital-risque et du capital de développement. En termes simples, les adeptes de l’investissement dans les sociétés émergentes déploient des capitaux dans des sociétés ouvertes et des sociétés fermées, généralement dans une optique contiguë et en suivant une stratégie globale.
Comme on l’explique dans la première partie de la série, la stratégie d’investissement dans les sociétés émergentes est une stratégie générale et à haute vélocité axée sur un portefeuille. Les investisseurs qui l’utilisent déploient des capitaux dans un grand nombre de sociétés, et ce, rapidement et passivement. Ils prennent leurs décisions de placement dans une optique de constitution de portefeuille plutôt que de chercher une exposition à une seule entreprise.
Le caractère novateur du modèle réside dans le renversement de deux piliers fondamentaux du capital-risque traditionnel : la gestion active et l’investissement axé sur une thèse. Les calculs s’en sont trouvés modifiés pour de nombreux fondateurs et cela a généré de nouvelles pressions sur les investisseurs dans les entreprises en phase de croissance. Cela dit, nous ne nous attarderons pas ici aux ramifications touchant les fonds de placement en amont, à savoir les fonds de capital-risque investissant dans des sociétés à un stade précoce ou intermédiaire de développement.
Innovation liée à l’investissement dans les sociétés émergentes
Dans le modèle traditionnel, lorsqu’un fonds investit dans une société, les gestionnaires de fonds travaillent en étroite collaboration avec la direction pour l’aider et se tenir au courant des activités. Cela correspond à la composante de la gestion active. Les investisseurs ne sont pas de simples fournisseurs de capitaux, ils supervisent également les actifs. Ils entretiennent une relation privilégiée avec l’entreprise et en règle générale, ils n’investissent pas dans ses concurrentes.
Les fonds de capital-risque élaborent aussi des thèses concernant les marchés, les technologies et le paysage concurrentiel avant d’investir dans un nombre relativement restreint de sociétés. Autrement dit, les investisseurs en capital-risque placent des paris et investissent en s’appuyant sur une thèse. Ils ne sont pas des gestionnaires de portefeuilles passifs au sens informel.
Ce modèle fonctionne bien à plusieurs égards, mais il présente également des inconvénients. La gestion active d’un portefeuille de sociétés et l’élaboration de thèses d’investissement complexes exigent beaucoup de main-d’œuvre et sont difficiles à faire évoluer. À mesure que leur actif sous gestion augmente, les sociétés de capital-risque doivent constamment ajouter de nouveaux partenaires. De plus, elles ne peuvent pas gérer un nombre trop élevé d’investissements tout en continuant à déployer des capitaux frais. À quelques exceptions près, ce défi limite fonctionnellement la taille du portefeuille d’un fonds et sa capacité réelle à déployer des capitaux à grande échelle.
Il est communément admis que sur les marchés publics, la diversification et l’investissement indiciel sont des composantes essentielles de la constitution d’un portefeuille. De même, sur les marchés privés, le capital-risque demeure l’équivalent de la sélection des actions individuelles. Certains investisseurs en capital-risque battent le marché, mais la plupart ne le font pas. Quoi qu’il en soit, les investisseurs n’ont pas toujours eu la possibilité de détenir un panier véritablement diversifié de titres de sociétés technologiques fermées. Il s’agit d’une conséquence naturelle de l’échelle restreinte de la gestion active et de la concentration de l’actif découlant de l’investissement axé sur une thèse.
L’investissement dans les sociétés émergentes offre une solution à ces deux problèmes. Premièrement, comme elle s’appuie sur une gestion passive (c’est-à-dire en renonçant à siéger au conseil d’administration et à surveiller activement les actifs), la stratégie d’investissement dans les sociétés émergentes est naturellement plus évolutive que les cadres traditionnels. Ses adeptes sont en mesure de déployer des volumes de capitaux beaucoup plus importants, et de le faire de façon plus rapide et plus diversifiée. Du point de vue des entreprises individuelles, cela a aussi du sens. Les entreprises en phase de croissance sont généralement dotées d’infrastructures et de processus sophistiqués, de ressources abondantes et de conseillers chevronnés. Dans ces cas, rien ne prouve que la surveillance supplémentaire des investisseurs ajoute de la valeur.
Deuxièmement, cette stratégie axée sur un portefeuille ne vise pas à acquérir la conviction que chaque placement individuel sera fructueux, mais plutôt à bâtir un indice d’actions de sociétés fermées qui, en tant que groupe, générera des rendements de référence suffisants. Elle permet aux fonds de sociétés émergentes de déployer des capitaux selon des paramètres heuristiques, rapidement et avec un minimum de contrôle comparatif.
L’investissement dans des sociétés émergentes est une véritable stratégie d’affectation des capitaux de style fonds de couverture. Il s’agit d’une constitution de portefeuille passive, à grande échelle et globale. C’est également une reconfiguration brillante du capital-risque à un stade avancé de développement – avec une proposition de valeur convaincante tant pour les fondateurs que pour les investisseurs.
Il s’agit par contre de l’antithèse du capital-risque de démarrage. Le virage marqué de l’investissement actif à l’investissement passif et de l’investissement axé sur une thèse à l’investissement axé sur un portefeuille crée des distorsions sur les marchés privés, Il a en effet contribué à la hausse et à l’instabilité des valorisations de sociétés fermées, ainsi qu’aux anomalies persistantes sur ces marchés, plus particulièrement en ce qui concerne les portefeuilles de capital-risque de démarrage.
Déstabilisation du capital-risque
Il est d’usage dans le domaine du capital-risque de comptabiliser la valeur des placements privés non liquides à la valeur d’entreprise de la plus récente mobilisation de fonds sur les marchés privés. C’est un système imparfait, mais transparent et cohérent, de sorte que tout le monde vit avec. Récemment, avec le passage des capitaux des sociétés ouvertes aux sociétés fermées à un stade avancé de développement, le système a été perturbé par des tensions inflationnistes artificielles. Avec de telles sommes entrant en jeu juste avant l’étape de l’introduction en bourse, les ratios de la valeur totale au capital versé ont monté en flèche, mais les ratios des distributions au capital versé ont tiré de l’arrière. Bref, les sociétés de capital-risque ont connu des années record, mais seulement sur papier, les liquidités réelles tirées des investissements étant minimes.
Les valorisations des licornes des marchés privés ont considérablement limité l’univers des acquéreurs potentiels. Par conséquent, la voie vers les liquidités est de plus en plus susceptible de passer par les premiers appels publics à l’épargne (PAPE) plutôt que par les fusions et acquisitions. Cela peut poser un obstacle majeur. Les marchés publics sont plus volatils que ceux des fusions et acquisitions : il n’y a pas de prix d’équilibre convenu et récemment, les valorisations de nombreuses sociétés introduites en bourse en 2021 ont baissé de plus de 75 % sur les marchés publics. Maintenant, il faut se rappeler que la stratégie d’investissement dans les sociétés émergentes est une stratégie axée sur un portefeuille et que les corrections publiques sont intégrées au modèle. Toutefois, pour les investisseurs en capital-risque non diversifié en amont, les répercussions peuvent être graves.
Malgré les résultats sensationnels de 2021, en coulisse, les sociétés en commandite bien informées ont conclu que les plus-values sur papier ne se traduiraient probablement pas en distributions en espèces selon un ratio d’un pour un. Au lieu de se demander s’il y avait une inflation des valorisations des sociétés à un stade avancé de développement, les sociétés en commandite ont essayé d’en mesurer et d’en comprendre l’incidence.
Qu’est-ce que tout cela signifie ? En 2021, les sociétés de capital-risque ont pu lever des capitaux grâce à des plus-values phénoménales. Si la marée montante soulève tous les bateaux à court terme, le marché se recalibrera à moyen terme.
Comme l’investissement dans les sociétés émergentes entraîne des tensions inflationnistes et une instabilité des prix dans les valorisations sur papier, les investisseurs devront s’adapter à de nouvelles références. À moyen terme, les gestionnaires de fonds de capital-risque devraient avoir plus de difficulté au niveau du financement, en attendant que le marché distingue le signal du bruit et s’installe dans une nouvelle normalité.
Dans des conditions saines et naturelles, notre secteur se caractérise par des distributions selon la loi de puissance, et la majorité des gains économiques et financiers reviennent au décile ou au quartile supérieurs des sociétés de capital-risque et de technologie. Étant donné que les entreprises affichent des plus-values artificielles sur papier, la distribution a été temporairement déformée (le bruit). Cependant, à mesure que les gagnants ressortent du lot et que la poussière retombe sur les marchés publics, la distribution normale deviendra de nouveau apparente (le signal).
Les investisseurs et les sociétés en commandite doivent rester conscients du fait que le modèle d’investissement dans les sociétés émergentes est un modèle axé sur un portefeuille et qu’il continue de fonctionner lorsqu’il y a certaines réductions de valeur individuelles. Les adeptes de l’investissement dans les sociétés émergentes n’ont pas besoin de supposer que tous leurs placements atteindront leur valorisation pour que leur modèle fonctionne. Beaucoup d’entre eux, mais pas tous, réussiront encore à grande échelle, mais la volatilité qu’ils créent sera retransmise aux investisseurs dans les sociétés à un stade de développement plus précoce.
Pour ces raisons, je crois que les nouvelles tendances, à savoir l’érosion des taux de rendement minimal et le raccourcissement des cycles de déploiement, seront soumises à des pressions pour les gestionnaires des trois quartiles inférieurs.
Les fonds qui prenaient auparavant de trois à quatre ans pour déployer des capitaux le font désormais en 18 à 24 mois. De plus, les taux de rendement préférentiels de 7 à 8 % autrefois omniprésents ont chuté rapidement, et dans de nombreux cas, sont même tombés à zéro. Alors que les tendances macroéconomiques continuent d’évoluer et que la volatilité s’infiltre dans les valorisations sur les marchés privés, je pense que les sociétés en commandite commenceront à rechigner devant la contraction du cycle, la concentration des entreprises millésimes et l’attrition des taux de rendement minimal.
L’exception sera le décile supérieur – et dans une moindre mesure le quartile supérieur – des gestionnaires de fonds. À mesure que les sociétés en commandite deviennent plus sélectives et que les rendements se cristallisent au sommet, attendez-vous à une fuite renouvelée vers la qualité.
Résumé
Les sociétés technologiques à un stade avancé de développement sont, dans l’ensemble, des entreprises bien gérées à croissance rapide qui ont fait la preuve de l’adéquation entre leurs produits et le marché. Les corrections ne sont pas indicatives de bulles d’actifs, mais plutôt de l’ajustement naturel provisoire des marchés des capitaux et de l’évolution des conditions macroéconomiques.
La stratégie d’investissement dans les sociétés émergentes offre une proposition de valeur distincte dans le domaine des actions de croissance avant l’introduction en bourse. Si elle atténue les frictions sur les marchés des capitaux, elle contribue toutefois involontairement à l’instabilité des prix en amont et en aval.
Enfin, la prolifération de cette stratégie devrait donner lieu à un examen plus approfondi de la part des organismes de réglementation en ce qui concerne les critères relatifs à la définition d’investisseur qualifié. En empêchant l’argent des particuliers d’entrer sur les marchés privés, les organismes de réglementation créent involontairement une accumulation de capitaux qui se déverse soudainement sur les marchés publics une fois les sociétés introduites en bourse. Cette situation profite aux investisseurs institutionnels privés, car elle fait grimper le prix de leurs actifs existants, tout en portant préjudice aux particuliers qui ne peuvent investir qu’après les PAPE. L’immobilisation des capitaux permet d’atténuer le problème, mais ce n’est pas suffisant. Afin d’éviter que les particuliers aient à payer les pots cassés et à renflouer les mauvais investissements sur les marchés privés, les organismes de réglementation doivent réfléchir à la façon de permettre à leurs capitaux d’entrer sur les marchés privés à grande échelle et de manière diversifiée. Pour qu’une économie capitaliste prospère, la réglementation doit viser autant l’habilitation que la protection. Or, l’égalité d’accès est essentielle à l’atteinte de cet objectif.